Même dans l’incertitude, certaines choses ne tanguent pas. De fait, après les mois étranges que nous avons vécus, la rentrée littéraire nous est revenue, en vraie fête, avec une fête dans la fête : l’arrivée en librairie, le 9 septembre, d’À train perdu, le dernier roman de l’écrivaine rouynorandienne Jocelyne Saucier. Publié aux Éditions XYZ, il s’agit de son premier livre depuis Il pleuvait des oiseaux.
À train perdu, c’est une poursuite haletante sur les pistes de Gladys, une femme âgée, optimiste forcenée, partie sur les rails du Nord un matin d’automne, laissant derrière elle son entourage de Swastika (petite bourgade tout près Kirkland Lake) : Lisana, sa fille obsédée par la mort, et ses amis du long des rails, sans explications. Le fil de ses pérégrinations, c’est un professeur d’anglais de Senneterre – inconnu de Gladys – qui le tient et qui, à l’aide d’une vaste chronique, cherche à comprendre les raisons de la fuite de la femme de Swastika.
Rédigé sur le ton de l’enquête, le roman est au centre de multiples errances. Au téléphone, Jocelyne Saucier me parle de celles qui l’ont inspirée. La « rencontre », d’abord, de l’écrivaine avec cette femme âgée aperçue seule dans le Northlander en direction de Toronto, à l’époque où s’achevait l’écriture d’Il pleuvait des oiseaux, « […] qui n’a pas bougé pendant neuf heures, dix heures, onze heures, je ne sais plus combien de temps… » et qui, par son mutisme et son immobilité, l’a intriguée. Celle, aussi, avec l’histoire de l’écrivain russe Léon Tolstoï, décédé en 1910 au terme d’une fuite sur les trains, lue dans La fuite de Tolstoï, d’Alberto Cavallari. Que Tolstoï, 82 ans, se lance ainsi sur les rails, sans destination connue, avait beaucoup impressionné Jocelyne Saucier. « Gladys, c’est mon Tolstoï à moi. »
Mais encore, le roman puise une partie substantielle de sa matière dans l’errance même de son autrice dans le nord de l’Ontario, où elle a notamment découvert les school trains, qui ont bercé les années les plus heureuses de sa Gladys. Ces écoles sur rail ont, pendant plusieurs décennies à la moitié du siècle dernier, arpenté le nord de l’Ontario pour rejoindre les enfants des hameaux les plus isolés afin de leur fournir une éducation. Un pan d’histoire méconnu, même si, comme le précise Jocelyne Saucier, les anciens élèves des school trains qu’elle a rencontrés ont conservé « un souvenir émerveillé de ces années-là ».
Errance comme ligne de départ, donc, mais aussi comme moteur du récit. Car la fuite de Gladys fait s’entrecroiser une multitude de vies anonymes, terrées dans des lieux en marge du monde qui voient leur cours se transformer, parfois radicalement. Comme celle du narrateur qui, au fil de ses recherches, « […] s’est découvert une autre façon d’appartenir au monde » (p. 218).
Avec À train perdu, Jocelyne Saucier vient ajouter une pierre volumineuse à l’édifice romanesque qu’elle a bâti au fil du temps, une œuvre profonde et touchante, peuplée d’êtres « ordinaires aux vies extraordinaires » qui, en marge des projecteurs, poursuivent de vibrantes quêtes d’absolu.