À l’approche de la Journée internationale des femmes, et au vu des actualités politiques et médiatiques actuelles, il semble pertinent de consacrer cette chronique aux questions et débats entourant la soi-disant laïcité et son apport à la conception du féminisme. Car, semble-t-il, nous nous dirigeons vers un nouvel épisode de ce psychodrame collectif, et certaines conceptions liées au féminisme et à ce qu’il représente demeurent fortement mises à mal.
Il est à noter que je pars ici du constat selon lequel le débat sur la laïcité est en fait un débat sur le voile porté par certaines musulmanes pratiquantes et sur le malaise que cette pratique semble provoquer chez certains. Car en somme, notre société québécoise est laïque dans la mesure où une séparation claire et limpide existe entre le politique et le religieux.
D’un autre côté, il faut aussi préciser que ce débat divise les féministes elles-mêmes; alors que certaines pourfendent tout ce que le voile représente comme symbole d’une oppression patriarcale exercée sur la femme, d’autres défendent le libre arbitre et critiquent un conformisme fondé sur une xénophobie rampante. En tant que féministe, je me pose bien entendu contre toute forme de convention qui participe à l’inégalité entre les genres et les sexes. Par ailleurs, je suis également d’avis que ce débat mérite d’être traité avec une nuance qui, malheureusement, fait cruellement défaut dans le paysage médiatique actuel.
Loin de prétendre régler cette épineuse question grâce à une simple chronique, je crois néanmoins qu’il convient de jeter un œil critique à la forte connotation colonialiste qui teinte les discours portant sur la laïcité le voile. En effet, le dénominateur commun des arguments s’opposant au port du voile se situe dans cette impression que notre culture québécoise serait beaucoup plus respectueuse des femmes et, conséquemment, beaucoup plus émancipatrice. On retrouve généralement dans ces arguments un fort sentiment antiféministe; après tout, les Québécoises ont le droit de vote, elles peuvent travailler, elles peuvent cumuler des possessions matérielles… Forts de ces arguments, on se considère ainsi en bonne position pour adopter un regard extrêmement condescendant envers d’autres cultures ou religions.
Le problème réside précisément dans ce regard. Pour la féministe Ann Kaplan, les discours colonialistes s’appuient nécessairement sur un regard posé sur l’Autre à partir d’un système de valeurs qui lui est étranger. Comme elle l’explique, « les relations fondées sur la vision ne sont jamais innocentes. Elles sont toujours déterminées par les systèmes culturels apportés par les observants ». Autrement formulé, nous ne pouvons jamais prétendre observer une autre culture avec un regard impartial. Notre regard est façonné par notre propre système de valeurs. Compte tenu de l’étendue de l’influence des valeurs occidentales à travers le monde, nous avons tendance à observer l’Autre avec ce que Kaplan nomme un « regard impérial ». Je crois que ce regard impérial est pleinement opérant au sein des débats portant sur la laïcité le voile.
À travers ce regard impérial, certains discours émis dans le cadre du débat en cours sont teintés d’une condescendance déplorable. Par ailleurs, ce regard impérial évacue les traces de nos propres inégalités sexuées et genrées. Pour se détacher de ce regard impérial, il serait nécessaire d’entreprendre un examen plus approfondi du traitement que nous réservons à la féminité au sein de notre propre culture et des médias visuels qui la façonnent. S’il semble que la modestie imposée aux femmes dans certaines cultures propres à la religion musulmane puisse effectivement nuire à leur émancipation, que dire des standards de beauté occidentaux qui, eux, sont fondés dans une monstration excessive? Que dire des modèles de féminité irréalistes auxquels plusieurs femmes, jeunes comme moins jeunes, se sentent contraintes d’adhérer? Que dire des troubles alimentaires qui en découlent? Que dire des comportements sexuels à la fois précoces et risqués (sextos, pratiques sexuelles, etc.) adoptés par des jeunes adolescentes? Que dire de la connotation péjorative que nous associons d’emblée à la féminité (pensez ici à la quantité d’insultes populaires qui puisent dans des questions liées à la féminité)?
Se libérer du regard impérial, ce serait accepter que notre culture, qui déshabille la femme plutôt que de la couvrir, n’est pas forcément plus émancipatrice.
Se libérer du regard impérial apparaît aussi comme une condition nécessaire pour un débat sain et éclairé au sujet de questions manifestement fort délicates.
Une suite à cette chronique est parue dans L’Indice bohémien d’avril 2019.