« On n’a pas une âme à soi tout seul. Mais un petit morceau d’une grande âme, et cette grande âme est à nous tous », déclare Henry Fonda dans Les raisins de la colère, un film réalisé par John Ford en 1940, d’après l’œuvre de John Steinbeck
Dans cette Amérique encore en proie à la crise économique de 1929, ces mots résonnaient comme un espoir. L’ère de la survie, du chacun pour soi, devait céder la place à une conscience globale. Quel rapport avec nous et notre époque? Après tout, nous ne sommes pas comme les personnages de Steinbeck en 1940, au seuil de la guerre la plus sanglante de l’histoire de l’humanité.
Mais je pense que cette proposition est toujours d’actualité en ce monde où nous franchissons les derniers mètres qui nous feront basculer dans un des grands bouleversements annoncés, l’avènement de l’intelligence artificielle, l’IA. L’IA sera notre perte ou notre plus grande réussite collective. Zéros ou héros.
Mettons que je me situe du côté positif des choses. Je ne voudrais pas être perçu comme un collapsologue comme disent les Français (traduction : catastrophiste). Les technologies de l’information sont là pour de bon et il nous appartient d’en faire un outil d’émancipation individuelle et collective. Comme l’âme universelle de Steinbeck.
Me semble aussi que nous nous posons les incontournables questions qui nous ramènent à l’obligation de discuter de la primauté (ou non) de l’individu sur la trop facile collection de nos données personnelles, qui nous transforme en données commercialisables ou saisissables (allez voir le nouveau CLOUD Act aux États-Unis).
Ici s’arrêtent mes beaux sentiments. On est dans la chnoute, solide, aurait dit le Chevalier de Lagardère! Pas le temps de niaiser, disait un autre loustic mirant ses pompes, des Clarks. Nous sommes en crise.
Alors que nous complétons le réseau d’infrastructures numériques (réseau cellulaire 5G, wifi gratuit, etc.) censé rendre nos régions performantes et intelligentes, faudrait admettre d’abord que nous ne sommes pas compétents pour gérer la numérisation de nos vies et la cyberdépendance. Nous ne gérons pas nos médias sociaux. Ils disposent de nous.
Selon moi, cette crise oblige à des résultats et force la mise en place d’obligations citoyennes.
Et je demande que deux devoirs essentiels soient inscrits instamment dans une charte régionale du numérique.
Le devoir d’information
Tout citoyen doit apprendre à varier et à valider ses sources d’information. Cours de maniement obligatoire, comme pour les armes!
Le devoir de contribution sociale
Tout citoyen doit, dans la mesure de ses compétences, verser l’équivalent de 10 % de son temps homologué sur les médias sociaux à une cause citoyenne de son choix. C’est fou le temps que l’on pourrait ainsi récupérer!
Corollaire du précédent devoir, la charte préciserait :
Le droit à la déconnexion
Il faut baliser le droit à la déconnexion dont tout le monde se revendique pour lui conférer un caractère de nécessité sociale. Au-delà de l’idée de décider à la pièce avec quelles banques de données nous acceptons de transmettre nos renseignements personnels, il faudrait proposer aux citoyens de dresser une liste des applications installées dans leurs appareils et les inciter à souscrire à un nombre limité d’adhésions. Une mini-trousse pédagogique permettrait, en classe ou à la maison, d’en mesurer lucidement avantages et inconvénients. Ainsi, on ferait la différence entre une banque de données en santé publique et un jeu électronique qui veut avoir accès à vos contacts.
Et puis, en prime, j’ajouterai un droit nouveau :
Le droit à la solitude
La bonne solitude et non l’esseulement, comme l’écrit Michael Harris dans son ouvrage sur le sujet*. La solitude favorise la connaissance de soi, est créatrice et elle nous rapproche des autres. L’esseulement détruit.
Voici le prologue que j’inscrirai en page d’ouverture, comme une mise en garde aux jovialistes :
« Les flics du détersif vous indiqueront la case où il vous sera loisible de laver ce que vous croyez être votre conscience et qui n’est qu’une dépendance de l’ordinateur neurophile qui vous sert de cerveau. Et pourtant… »
La solitude
Léo Ferré, 1971
*Solitude : l’étonnant pouvoir du calme, Michael Harris, 2017, Les Éditions de l’Homme