Chez moi, à Rouyn-Noranda, il y a une église orthodoxe russe à côté d’une église ukrainienne. Elles sont voisines. C’est difficile d’en regarder une sans apercevoir l’autre du coin de l’œil. Et en face, il y a moi.
« Le Parlement russe autorise une action militaire en Ukraine», en gros titre partout. Les médias font leurs choux gras de cet évènement déplorable depuis quelques jours. Ils font leur travail. Pour ma part, en tant qu’artiste, je ferai le mien cet été, avec la troupe Brind’folie, en mettant en scène du théâtre d’Anton Tchekhov, un Russe.
Afin de connaitre mon sujet et de comprendre l’auteur, je me dois de prendre un bain de sa culture. Pour ce faire, je fouille l’internet, la littérature et la cinématographie russes afin d’établir des parallèles, de trouver de similitudes puis, en retournant au texte (texte- du latin textus- tissu- tissu humain), je me rends compte que tout est là, devant moi, dans les mots d’un homme qui voyait dans ses compatriotes la même humanité dont sont constitués les miens, que la thématique (les relations homme-femme) des trois œuvres que nous avons sélectionnées est un fil universel capable de relier les constellations les plus éloignées.
Outre les relations homme-femme qui nous rassemblent et transcendent nos différences culturelles, nous partageons des territoires similaires, constitués de régions immenses et faiblement peuplées, sans compter le climat boréal qui est pratiquement identique. Pas étonnant que des Russes se soient acclimatés à notre austère coin de pays. Et si, comme disait l’autre, le caractère d’un peuple est façonné par le territoire qu’il occupe, nous devons sûrement partager plusieurs autres traits et coutumes. Cela me fait penser à l’histoire de mon grand-père qui, en compagnie de son frère Jean-Paul, faisait fermenter des épluchures de patates avec du sucre dans un coin secret de l’étable à l’abri du regard de leur père. Ils se sont fait pogner. Mon grand-père Arthur a toujours soutenu que son père avait, bien qu’il ne l’eût jamais avoué, bu cette vodka artisanale.
Par contre, ce qui est projeté sur ma télévision depuis l’avant Sotchi est principalement constitué de nos différences et l’est encore plus depuis l’effondrement du gouvernement ukrainien. À en croire tout ce que je vois et entends, il ne ressort de cette culture à peu près rien de positif. Et c’est encore pire, lorsque je m’aventure sur les médias sociaux. Ouf! Certains Occidentaux «civilisés» les comparant même à des barbares à qui nous devrions régler le cas en appuyant sur un bouton.
Soyons clairs. Je n’embarque pas dans la politique de l’invasion, qui a une dynamique ethnico-linguistique et des racines historiques particulièrement complexes mais, même si l’invasion est troublante et viole le droit international, ce n’est pas la condamnation du régime russe qui soulève mon indignation, mais bien la condamnation d’un peuple entier, qu’on assimile à tort au régime, qui a pris ces actions politiques et militaires.
Je suis comédien. En Amérique du nord, l’école de pensée chouchou des artistes de la scène tire ses origines de l’ActorStudio à New York, que dirigeait à l’époque Lee Strasberg. L’auteur principal de cette méthode est Constantin Stanislavski, un Russe, un autre, collègue et ami d’Anton Tchekhov. Il a mis en scène et joué dans plusieurs de ses pièces avant d’aboutir à New York et de révolutionner le jeu de l’acteur. Son livreLa formation de l’acteur fait office de bible pour la majorité de vos vedettes préférées. Le fait que les stars du cinéma hollywoodien s’appuient sur une théorie russe pour pratiquer leur métier à l’intérieur d’une industrie érigée comme un outil de propagande idéologique pro-américaine, me fait sourire. Pourtant, il n’y dans ce rictus aucune ironie, mais le sentiment de sentir l’amour universel qui guide cette main mystérieuse qui dessine la vie.
L’histoire est faite de murs que l’on bâtit un jour pour débâtir plus tard. Des années de guerre froide nous ont maintenus dans l’ignorance de ce peuple fascinant et les ont l’ont baigné dans cette même ignorance face à nous. Je suggère au peuple Témiscabitibien, en ces temps où tout semble nous couper de nos frères de l’Est, de pencher vers l’art, en l’occurrence le théâtre, afin de prendre les briques du mur pour en faire un pont d’humanité, de marcher vers le peuple russe sur le grand trait d’union qu’Anton Tchekhov a tracé. À nous maintenant de satisfaire la curiosité de ceux qui viendront nous voir en soulevant de cette œuvre ce qui fait de nous des êtres semblables.
Chez moi, il y a une église orthodoxe russe à côté d’une église ukrainienne. En face, il y a nous.
Alexandre Castonguay