L’Abitibi a vu son histoire projetée plus d’une fois au cinéma. Dans cette série d’articles, on va dépoussiérer la mémoire collective, remonter à rebours le cours des jours jusqu’au partage des mots, brasser le fond et se remettre dans la forme des vues sur le nord.
À force de rester planté là, pour écrire cette chronique, à écouter des films tournés dans notre bout de pays, j’en viens à constater une évidence, une constante expliquant le choix du lieu de tournage : l’étonnante puissance symbolique de l’Abitibi-Témiscamingue. S’il faut transporter les tonnes de matériel nécessaires à un tournage sur près 400 milles en direction du dessus de la terre, c’est que la région inspire quelque chose, et c’est qu’à chaque film, elle joue bien son rôle en prêtant de bon gré son histoire aux élucubrations en mouvement du cinéaste.
En googlant sur la toile avec la volonté de faire popper une fenêtre sur le passé, j’apprends que le regretté Gilles Carle, solide pilier de la fiction québécoise à l’enfance rouynorandienne, s’est lui aussi servi de ce que peut évoquer l’Abtibi-Témiscamingue sur grand écran. En 1978, lorsque l’homme à l’indomptable imaginaire débarque dans le coin de Senneterre pour tourner le court-métrage L’Âge de la machine, c’était sans surestimer la charge idéologique que porte la région.
Machine… à voyager dans le temps
L’Âge de la machine est campé à la veille de Noël 1933, au moment où Hervé, un policier de Montréal, est envoyé au lac Mistaoui pour ramener en prison une jeune femme de 17 ans. Sur le chemin du retour, les deux protagonistes et la populace locale restent bloqués à la gare de Senneterre. Le jeune policier, et du même coup le spectateur, se fait donner un plus que bref cours d’histoire par un vendeur de dactylographes incarné par un Willie Lamothe exalté « Tout a changé, qu’est-ce vous voulez, aujourd’hui, le monde change, l’aéroplane, les chars, les machines à laver… y a pu rien comme avant.» Il semble comique d’entendre un personnage de 1933 parler de l’ancien temps, puisque depuis, notre conception de la technologie a quelque peu évolué. Il y avait quand même déjà eu deux révolutions industrielles qui avaient tout changé de notre rapport avec le matériel et qui, en quelque sorte, échafaudèrent un climat propice à la crise économique qui sévit quatre ans avant ce récit, envoyant nos aïeuls se perdre loin dans les épinettes. En poursuivant son monologue, le vendeur de machine à écrire nous fait comprendre qu’il n’est pas là à sa place, dans la genèse de l’Abitibi, puisqu’il se trouve dans un lieu à l’identité paradoxale, peuplée par le train, ce progrès technologique, dans l’intention de faire retourner les hommes à la terre et ainsi refuser de marcher au pas de la modernité. « Dans région icitte, personne lit, personne écrit. C’est toute des Polonais, des Russes, des Ukrainiens… comment voulez-vous qu’un gars fasse son métier ? »
Finalement, au-delà de la leçon d’histoire, la mise en scène simple et fluide et les dialogues vivants dirigés de main de maître par Gilles Carle nous gardent immobiles et fascinés devant ce bijou mal connu. Et de plus, il ne cessera de faire réfléchir les générations futures sur cette époque en Abitibi, une époque charnière dans l’histoire de la liberté. Hervé et la jeune délinquante, en décidant à la fin du récit de se sauver vers les terres abitibiennes, balisent une ère révolue où l’anonymat était possible, un anonymat salvateur qui, d’une façon très western, permettait de se faire oublier, et de tracer son chemin dans la dignité.
Pour voir ce film sur Internet : onf.ca
Septembre 2010