À l’approche de la journée internationale des femmes, il paraît tentant d’y aller d’une énième chronique sur l’importance du féminisme et des dangers de la pensée réactionnaire, en pleine effervescence, qui menace bien souvent des acquis fragiles. Cet exercice me paraît même essentiel, ne serait-ce que pour contrebalancer la quantité de discours du genre « l’égalité-existe-déjà-alors-pourquoi-pas-une-journée-de-l’homme? » qui paraîtront indubitablement le 8 mars. Le discours ambiant est rempli de paradoxes, et il importe de les démystifier.

À titre d’exemple, le premier ministre Legault y est allé récemment d’une sortie médiatique pour affirmer que même si l’avortement tardif n’est « pas idéal », il tenait à ce que les Québécoises puissent avoir accès à ce droit. Il n’en fallait pas moins pour que des figures médiatiques imposantes viennent remettre en question cet état de fait. Dans une chronique parue dans le Journal de Montréal largement partagée, on s’interroge même à savoir si le débat sur l’avortement est clos. En affirmant son malaise quant à l’avortement tardif, la chroniqueuse Sophie Durocher pose les questions suivantes : « Êtes-vous 100 % à l’aise à l’idée qu’une femme se fasse avorter dans le troisième trimestre de sa grossesse sous prétexte que “son corps lui appartient”? Sincèrement, dans le fond de votre cœur, vous n’avez pas la moindre hésitation? » Ces questions pavent la voie à une accumulation de sophismes, ne serait-ce que par l’habileté de la chroniqueuse à évacuer du débat la principale intéressée, à savoir la femme contrainte à cette décision, pour des raisons aussi diverses qu’inimaginables.

La chronique recense entre autres le fait que plusieurs médecins ne sont pas à l’aise avec cette pratique, et que le débat devrait être ouvert afin de mieux encadrer le tout. En mettant entre guillemets l’affirmation selon laquelle le corps d’une femme lui appartient, elle semble mettre en doute la validité même de l’agentivité féminine, comme si une affirmation de ce genre était à remettre en question. Et surtout, jamais n’aborde-t-elle le contexte qui peut mener une femme vers cette décision. Ce faisant, elle fait l’économie d’une dimension extrêmement importante du débat : les contextes où une femme peut être amenée vers l’interruption volontaire de grossesse, surtout en cours de troisième trimestre. Comme tant d’autres discours du même genre, cette chronique sous-entend que la femme menée vers cette décision le fait nonchalamment, sans la moindre remise en question, sans la moindre souffrance, psychologique ou physiologique. Ce faisant, on pervertit sérieusement le débat et on le sort de son contexte. On évite des questions cruciales : combien y a-t-il réellement d’avortements aussi tardifs? Quelles en sont les causes? Quels contextes spécifiques à la réalité féminine se trouvent derrière une telle décision, et comment peut-on les aborder en tant que société – si tant soit est qu’il s’agit d’un enjeu social? Ces questions auraient dû figurer au centre d’une chronique portant sur ce sujet délicat. Et on ne peut passer sous silence une ironie sous-jacente à la publication de ce texte : alors que la chroniqueuse, tout comme une part importante de ses collègues, promulgue régulièrement la fin de tout débat possible sur la Loi 21, adoptée sous bâillon dans l’absence généralisée de consensus social, les mêmes interlocuteurs martèlent désormais que le débat sur l’avortement, clos depuis des décennies dans un consensus relativement stable, ne serait en fait « pas clos ». Je vois là une imposture médiatique flagrante. De toute évidence, certains chroniqueurs ont une définition à géométrie variable du débat démocratique.

Sans même afficher une affiliation dans le débat sur l’avortement, il est important de condamner ce genre de pratique médiatique où on détourne l’attention vers des questionnements trompeurs et des affirmations aveugles. C’est avec de tels raccourcis qu’on ouvre des brèches dans les acquis des dernières décennies, qui peuvent rapidement être remis en question – on peut d’ailleurs le constater dans l’actualité qui nous provient des États-Unis. C’est aussi ce genre de pensée réactionnaire, de plus en plus en vogue dans le paysage médiatique québécois, qui rend pleinement pertinents les débats sociaux mis de l’avant par le féminisme. Ces chroniqueurs, qui nient régulièrement l’existence même du privilège masculin et du privilège blanc, le renforcent paradoxalement à grands coups de rhétorique trompeuse, populiste et réactionnaire. Dans les faits, il y a loin de la coupe aux lèvres en ce qui a trait à l’équité entre les genres…

Les productions médiatiques sont encore majoritairement créées, scénarisées et réalisées par des hommes, et mettent ainsi de l’avant un désir largement conjugué au masculin.

L’écart salarial entre les hommes et les femmes existe encore au Québec; même s’il y a eu des améliorations notables, il reste encore beaucoup de travail à faire.

Les métiers à prédominance féminine sont systématiquement dévalués et sous-payés par rapport aux études préalables nécessaires et aux conditions d’emplois sur le terrain : infirmières, enseignantes, éducatrices, etc. L’arrogance avec laquelle la Loi 40 a été imposée sans réel débat témoigne d’ailleurs de cette réalité.

D’un point de vue masculiniste, on me répondrait assurément que la souffrance masculine existe et qu’elle est systématiquement ignorée ou niée par le féminisme. Mais rien n’est plus faux : oui, la souffrance masculine existe et oui, il est primordial de les prendre en considération. Mais, comme d’innombrables études féministes de tous acabits le démontrent de façon quasi unanime, cette souffrance est directement liée aux standards et aux attentes qui découlent de ce qu’on nomme couramment la masculinité toxique. Il serait donc temps de remettre en question nos rapports aux rôles genrés qui nous sont imposés par une culture beaucoup moins égalitaire qu’on aimerait le croire.

Et en attendant, il faut se méfier des remises en question en apparence anodines qui, dans les faits, pourraient venir détruire des acquis beaucoup plus fragiles qu’on ne le réalise.