On parle beaucoup d’une soi-disant montée de l’extrême droite ces jours-ci. Dans certains cercles sociopolitiques, la préoccupation face à un potentiel retour de l’extrême droit date même de l’élection de Trump l’automne dernier et de la campagne particulièrement houleuse qui l’a précédée.

Au Québec, notre paysage médiatique n’échappe pas à ce débat. L’été qui s’achève a débuté avec une certaine hystérie collective à la suite de la diffusion d’une vidéo montrant des musulmans priant dans un secteur préalablement réservé du Parc Safari, et il s’est clos avec une manifestation voulant dénoncer l’arrivée importante d’immigrants soi-disant « illégaux ». Ces éléments d’actualité ont enflammé les débats, et des propos pouvant être qualifiés d’extrêmes, tant à droite qu’à gauche, ont fusé de toutes parts.

On peut sérieusement se questionner sur le rôle des médias socionumériques dans ces phénomènes et, plus spécifiquement pour cette chronique, dans la montée de l’extrême droite. Non seulement les plateformes socionumériques semblent-elles permettre une certaine légitimation de propos extrêmes, mais elles semblent même y être particulièrement propices.

Comme je l’ai mentionné dans une chronique précédente, les médias socionumériques ont comme effet pervers de nous éviter les effets de dissonance cognitive qui surviendraient si nous étions heurtés à des opinions qui heurtent nos croyances et nos valeurs individuelles. Puisque nous sommes les architectes de nos fils d’information respectifs, nous nous abonnons généralement à des sources d’information qui confortent ces valeurs et ces opinions, générant ainsi une certaine consonance cognitive. On peut même trouver des fils d’information et des sites Web qui réconfortent les croyances des flat-earthers, ces adeptes d’une théorie voulant que la terre soit plate. Dans le cas des épisodes qui ont enflammé les médias traditionnels et les médias socionumériques au Québec récemment, et qui entourent généralement la question de l’immigration et/ou de la présence de communautés musulmanes, la consonance cognitive recherchée permet de conforter plusieurs fantasmes culturels. Et c’est dans la perpétuation de ces fantasmes qu’on peut potentiellement voir apparaitre une soi-disant montée de l’extrême droite.

Il faut savoir qu’en psychanalyse, le fantasme se conçoit comme un scénario narratif que le sujet se crée afin de pallier un manque qu’il serait autrement incapable de combler. Dans le scénario fantasmatique, le sujet s’imagine l’obtention de ce qui lui échappe. Le philosophe slovène Slavoj Žižek s’est beaucoup intéressé à la dimension culturelle de cette logique du fantasme. Selon lui, les fantasmes culturels permettent la croyance en une forme d’harmonie qui lui échappe et au sein de laquelle les antagonismes sociaux sont absents.

L’exemple de prédilection de Žižek pour illustrer sa notion du fantasme culturel? La figure du Juif pour l’antisémite. En effet, dans le contexte de l’antisémitisme, la figure du Juif joue, selon Žižek, le rôle de fantasme dans la mesure où le Juif permet de cristalliser autour d’une idée précise tous les problèmes et les antagonismes sociaux. Comme Žižek le dit, « la société n’est pas privée de l’atteinte de sa pleine identité [ou de sa pleine émancipation] en raison des juifs, mais en raison de sa propre nature antagoniste, par ses propres blocages immanents; la société “projette” cette négativité interne sur la figure du Juif » (voir Slavoj Žižek, The Sublime Object of Ideology). Dans cette lecture philosophique que propose Žižek, le fascisme (et l’extrême droite au sens plus élargi) construit sa logique sur un fantasme qu’il projette sur une figure précise, généralement un étranger, et dans le cas de l’Allemagne des années 1930, sur la figure du Juif.

On peut certes voir cette logique à l’œuvre dans les discours socionumériques attribuables à la montée de l’extrême droite. La projection fantasmatique d’un Autre qui vient bouleverser l’ordre social est souvent campée dans la figure de l’immigrant et, la plupart du temps, du musulman. Cette idée d’une quiétude sociale (qui est elle-même fantasmatique!) se trouvant bouleversée par l’arrivée massive de migrants fait abstraction de plusieurs faits pour perpétuer une logique fantasmatique.

Le mythe le plus tenace met de l’avant ni plus ni moins une islamisation du Québec : nous serions supposément envahis par des immigrants musulmans qui n’ont d’autre but que de nous imposer la charia. Bien sûr, ce mythe ne survit pas à l’épreuve des faits statistiques, puisque la proportion de Québécois de confession musulmane se situe en deçà de 5 % (source : Statistique Canada). Le rôle des médias socionumériques dans la perpétuation de ce fantasme culturel est indéniable : il suffit de suivre les débats sur certaines pages Facebook pour voir défiler des mèmes et autres contenus éclair, et ainsi constater que l’extrême droite s’appuie sur ces idées fantasmatiques pour motiver son propos. Dans le cas de l’immigration « illégale », les médias socionumériques entretiennent certaines publications erronées, dont la plus tenace demeure celle voulant que les nouveaux arrivants soient mieux traités que nos ainés. Dans un article de La Presse (qui date de 2010), le journaliste Claude Picher déconstruit ce mythe de façon fort efficace, ce qui ne l’empêche malheureusement pas de se perpétuer 7 ans plus tard… Comme quoi les fantasmes sont tenaces!


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