Ma génération ne connaît pas, ou presque, Paule Baillargeon. Elle ne connaît pas, ou presque, les combats et les angoisses qu’elle et sa génération ont connus. On ne peut dire « je me souviens », puisqu’on ne se souvient de rien avant notre naissance. Mais parce que le cinéma écrit sur le papier de notre mémoire collective, cette devise est rendue possible.

En 2009, Paule Baillargeon recevait le Prix Albert-Tessier, reconnaissant son apport à la cinématographie québécoise. La même année, elle entrait en résidence à l’ONF. Cette retraite dans l’institut ayant permis au Québec de se donner une voix fut propice à une longue méditation sur son vécu. Le produit de cette recherche est un objet d’art intitulé Trente tableaux, sorte de documentaire autobiographique utilisant toute l’éloquence que permet le cinéma. La vie de cette comédienne, scénariste et réalisatrice fermement engagée, nous apparaît limpide et réussit à la fois à éclairer l’expérience des femmes dans cette époque trouble que fut la Révolution tranquille.

Les trente tableaux sont montés d’une main fine, patiente et très économe, en créant avec une simplicité presque naïve des associations au plan symbolique, presque psychanalytique. Paule a su tirer toute la sève de son matériel visuel, autant ses dessins prennent vie magiquement sous ses mots, autant des longs plans se gorgent de sens dans un silence rempli par la musique de Blanche Baillargeon.

La pertinence de ce film, dans cette chronique, s’explique lorsque la voix confirme qu’elle est « éternellement en manque » des paysages de l’Abitibi. La caméra de Paule Baillargeon capte le carrousel sans fin des épinettes, tournant et tournant infiniment. Il n’y a que ceux qui ont déjà traversé le parc qui peuvent comprendre cet état, une pause de 7 heures où on est suspendu entre deux univers, entre deux façons d’être, sous le regard muet des conifères. Le film en entier est coloré du vert des épines et des feuilles et du bleu des lacs. Ces éléments visuels, avec les dessins recueillis dans le montage, servent à exposer à la lumière du jour l’intériorité de la réalisatrice, les images qui l’habitent.

Paule Baillargeon n’avait pas que des épinettes dans le cœur, elle avait aussi une colère envers l’injustice, envers le sort que l’on voulait réserver aux femmes. Dans Trente tableaux, sa parole est franche et passionnée. C’est cette passion léguée par sa mère qui nous fait comprendre la violence ordinaire que rejetaient les femmes de cette époque.

Le temps, dans Trente tableaux, est la matière première dans laquelle Paule sculpte son récit. La chronologie est mise de côté, alors que l’on navigue d’une époque à l’autre. Chaque capsule commence ainsi : « J’ai 10 ans », « J’ai 29 ans », ou « J’ai 64 ans ». Pour rendre intelligibles les moments marquants de notre propre vie, nous devons nous-mêmes faire ce voyage dans le temps. Le constat est le suivant : c’est parfois vingt ans plus tard que l’on comprend la signification d’un épisode particulier de notre vécu et de son influence sur le cours de nos jours. La réalisatrice, ayant fait cet exercice, partage cette sagesse lucide et nécessaire.


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