Quand je peins une toile, elle doit d’abord me satisfaire pour pouvoir ensuite plaire aux autres. Je me fie à mon intuition; après tout, l’artiste est une personne qui a développé une sensibilité personnelle qui dépasse son simple goût individuel afin de rejoindre ce que ses contemporains pourraient potentiellement aimer. Cette «inspiration» ne tombe pas du ciel : je me documente sur ce qui se fait dans mon domaine et dans d’autres domaines visuels (mode, danse, cinéma, télévision, etc.), et c’est ainsi que j’aiguise ma capacité à poser des bons choix dans l’atelier pour créer du «beau».

 

Entendons-nous : je récuse le terme «beau» car il renvoie à un état permanent, alors que «ce qui fait plaisir à l’œil» évolue dans le temps. Incroyable mais vrai, les peintures de Van Gogh furent un jour considérées rébarbatives… Pour désigner ce qui est esthétiquement expérimental, l’expression «intéressant à regarder» traduit mieux le fait qu’on ne peut pas qualifier ce qui n’existe pas encore. Car derrière toute contribution pertinente à cette évolution du goût, il y a toute une recherche empirique sur l’état actuel du goût.

J’insiste : pour être artiste, il ne suffit pas d’exprimer joliment son petit nombril. Il faut d’abord pousser le fameux «tempérament artistique» jusqu’au niveau de savoir-faire propre à un métier ou une profession. Pas plus que chirurgien ou soudeur, on ne devient pas artiste en claquant des doigts.

Comme tout autre métier, celui qui consiste à expérimenter ce qui pourra éventuellement devenir «beau» s’apprend au prix d’années d’efforts. Aussi, le flou artistique entretenu dans les medias à propos des artistes me gosse : pourquoi cette magie à la guimauve? Hypothèse : le patronat adore ce modèle. Voyons, quel salarié accepterait de financer toutes les dépenses de production : matériaux, équipement, frais de subsistance, marketing, secrétariat, expédition et risque d’affaires? (Dernièrement, on a inventé le travailleur autonome sur le modèle de l’artiste romantique…) Ce qui est bon, on l’achète; pour le reste, on biffe les heures non comptabilisées. C’est le meilleur des deux mondes entre le cheval qui se fouette lui-même et la vache à lait qu’on peut traire sans la nourrir. Plus exactement, on l’envoie brouter dans le champ étatique : 15% des subventions demandées sont accordées, c’est-à-dire qu’en moyenne, une année sur sept, tu vis correctement (tout en réinvestissant la majorité de tes revenus), et les six autres années, tu vis d’espoir et de vaches maigres en cogitant sur le projet que tu réaliseras la prochaine fois que ce sera ton tour. Bingo! La magie de l’art, finalement, c’est que les artistes travaillent quasi gratos. Les bureaucrates de l’industrie artistique sont payés aux deux semaines, les fournisseurs, cash, et les artistes, quand ça adonne. Mais qui crée la valeur?

Petit proverbe pour conclure: « Tout travail mérite salaire.» Je vous jure que je fais autant d’heures qu’un soudeur. Mais voyez-vous une seule raison valable à ce que je gagne moins qu’un chirurgien? Ne vous opéré-je pas dans le cerveau sans laisser de cicatrice?


Auteur/trice