Jacqueline Beauchemin est née au début des années 30 à Rouyn-Noranda, où elle a vécu toute sa vie, sauf durant ses années d’études et lors de courts séjours à l’étranger. Femme au foyer pendant quelques années, elle a ensuite poursuivi ses études. Titulaire d’un doctorat de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, elle a enseigné durant 23 ans avant de prendre sa retraite. Elle a publié en 2017 un livre intitulé Le petit monde de Jacquie. Elle partage avec nous deux poèmes et une nouvelle de son cru. 


RENCONTRE

J’ai vu un lac gris


J’ai vu le vent qui fuit


Il y avait le soleil, les vagues et le goût de la vie


Il y avait un homme


Il y avait une femme


Qui s’éveillaient l’un à l’autre


En face du lac gris


Dans le vent qui fuyait

Il y avait un homme


Il y avait une femme


Qui ne se reconnaissaient plus tout à fait


Avec dans le cœur un espoir nouveau


Doux, timide comme un soleil de mars


Qui leur faisait envie


En face du lac gris


Et dans le vent qui fuyait

Il y a un homme


Il y a une femme


Des yeux bleus et des yeux verts qui se détournent


Des mains qui font semblant de ne pas se connaître


Ils marchent l’un à côté de l’autre


Et leurs pas cherchent des accordailles


En face du lac gris


Et dans le vent qui fuit


NOTRE AMOUR

Je l’aimais, je ne sais plus si je l’aime


Il m’aimait, je ne sais plus s’il m’aime


Où allons-nous ainsi ensemble


Rivés l’un à l’autre par l’habitude


Comme deux feuilles d’une même tige


Ombres entrelacées, mais cœurs séparés

Je ne sais pas, je ne sais plus


Sait-il que je ne sais plus


Je voudrais tant vivre encore ces instants magnifiques


Òu le cœur et les corps sont emportés


Si loin que nos souffles se perdent


Et si près que nos corps s’épousent


Notre amour où est-il


Est-ce qu’il dort


Ou bien est-il mort


Je t’en prie cherchons-le encore


Il est trop tôt pour mourir


Et trop tard pour dormir


ÉCLIPSE

Il était sept heures du matin. Mélanie, professeure au secondaire se leva et s’approcha de la fenêtre. Dehors, tout était noir. Le soleil se lève tard en hiver songea-t-elle en enfilant sa robe de chambre.

Après le déjeuner, elle sortit pour mettre sa voiture en marche et eut un sursaut en ouvrant la porte car il faisait toujours très noir. Elle rentra dans la maison et vérifia toutes les horloges; il était bien huit heures trente. Qu’est-ce qui pouvait bien causer toute cette obscurité?

A l’école, les étudiants firent toutes sortes de suppositions. Benoît suggéra que des extra-terrestres avaient pris possession de la terre et nous avaient coupés de la lumière du soleil. A ceux qui lui demandaient comment, il répondit que les extra-terrestres étaient très avancés au plan technologique. La première heure de cours devint une discussion générale sur l’absence de lumière et ses causes probables.

A la pause-café, la secrétaire du directeur apprit la nouvelle aux professeurs: il s’agissait d’une éclipse de soleil prolongée totalement imprévue des scientifiques. Tout rentrerait dans l’ordre vers le milieu de la journée. A son retour en classe, Mélanie rassura ses élèves et en profita pour leur parler des changements de température et des désastres naturels récents ainsi que de notre responsabilité possible dans l’apparition de ces phénomène. À midi, elle dut allumer les phares de sa voiture car on était toujours dans le noir. Il faisait aussi très froid et c’est en grelottant qu’elle fit le trajet de cinq minutes entre l’école et la maison. Lorsqu’elle arriva, le téléphone sonnait: c’était son mari. Envoyage dans la province voisine et sachant que l’obscurité régnait partout au pays, il voulait savoir ce qui se passait chez lui.

– Mon Dieu! Il fait noir, mais ce n’est qu’une question d’heures pour que tout rentre dans l’ordre. Quand reviens-tu?


– Dans quelques jours. J’espère que le soleil sera revenu.


– Je l’espère aussi.


– A bientôt.

A la fin de l’après-midi, la lumière n’était toujours pas revenue et tout le pays se prépara pour la nuit en espérant que l’éclipse serait finie le lendemain.

Après trois jours de ténèbres, le Premier Ministre décréta une conférence fédérale- provinciale. Des tas de problèmes avaient surgi. On était en février et les directeurs de toutes les organisations productrices d’électricité se demandaient ce qui arriverait s’il se produisait une panne. Il fallait aussi songer à rationner la précieuse énergie; l’absence de soleil ayant amené une consommation énorme de kilowatts. Les directeurs des centrales hydroélectriques décidèrent de se réunir le lundi matin pour discuter de la chose.

Dès le mardi, les députés provinciaux et fédéraux furent assaillis de demandes. L’Association de parents demandait que les autobus scolaires se rendent au domicile de chaque enfant. Les directeurs de centres de ski et de patinoires publiques réclamaient des subventions. Les commentateurs sportifs spécialistes du hockey étaient sérieusement inquiets. Cette situation mettrait-elle en danger l’avenir de notre sport national? De leur côté, les administrateurs des centres commerciaux annonçaient à la radio des coupures de prix pour ramener les gens dans leurs boutiques. La Compagnie de téléphone faisait des affaires d’or car les possesseurs de cellulaires augmentaient leur forfait. Ils discutaient longuement de la situation avec leurs parents éloignés. Les fournisseurs de mazout décidèrent de majorer leurs prix pour réduire la consommation. Mais les perturbations les plus graves eurent lieu dans les jardins d’enfants. Les éducatrices n’osaient plus parler du soleil et des fleurs car les petits les bombardaient de questions. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait et personne n’était capable de leur donner d’explications satisfaisantes. On leur interdisait de jouer dehors et ils ne savaient plus quand il fallait aller se coucher. Les gens riches auraient bien aimé comme d’habitude échapper à la situation déplaisante mais on avait appris dès les premières vingt-quatre heures que la planète entière partageait le même sort. Certains d’entre eux contactèrent leur astrologue mais refusèrent de divulguer leurs conclusions.

Des conférences internationales s’organisèrent le cinquième jour à cause des ententes concernant l’électricité et l’utilisation des cours d’eaux. Les astronomes furent interpellés et multiplièrent les hypothèses à la télévision, les plus honnêtes admettant qu’ils étaient totalement dans le noir physiquement et intellectuellement, une attitude qui suscita l’admiration des citoyens habitués aux explications des politiciens en période de crise. Les grands producteurs de pétrole voulaient faire monter le prix du baril et les pays du sud à vocation touristique se demandaient s’ils ne devaient pas faire imprimer de l’argent à cause du manque de devises étrangères. Les médecins et les psychologues ne savaient plus où donner de la tête car les arthritiques et les angoissés leur couraient après et les relançaient jusque chez eux.

Le gouvernement permit à la police de faire appel aux prestataires d’assurance emploi pour augmenter son personnel de patrouille sans trop de frais. On mettait un nouveau avec un ancien dans chaque voiture de patrouille. Cependant, il y eut beaucoup de vols


chez les commerçants. La coupure d’électricité de deux heures à quatre heures du matin empêchait plusieurs systèmes d’alarme de fonctionner.

Finalement, après huit jours sans lumière, les habitants d’un grand pays voisin décidèrent qu’il fallait élire un nouveau gouvernement, celui-ci semblant incapable de solutionner le problème. L’opposition enchantée aidée de quelques sénateurs de l’autre camp renversa le gouvernement sur une motion de confiance et on se prépara à une élection. Les cosmonautes et les astronautes devinrent des candidats très recherchés car le public en général était convaincu qu’ils pouvaient seuls découvrir la source du problème et y remédier. La campagne électorale et les élections durèrent dix jours en tout. Ce fut un record et quatre-vingt pour cent des membres du gouvernement élu furent des cosmonautes ou des spécialistes très versés en sciences spatiales.

La première décision du Congrès fut d’abolir les budgets de la défense et d’augmenter celui de la recherche spatiale. Cela fit couler beaucoup d’encre. Les fabricants de bombes, de mines anti-personnel et d’armes conventionnelles fermèrent leurs usines et se réunirent dans un grand hôtel au nord du pays pour décider de leur avenir. Les ouvriers mis à pied firent leur demande de prestations d’assurance emploi et organisèrent des manifestations aux flambeaux pour renverser le nouveau gouvernement et son président cosmonaute. Les pacifistes étaient divisés et se promenaient avec des pancartes contradictoires. Sur certaines, on lisait: “Vive le gouvernement, remplaçons les armes par des vaisseaux spatiaux d’exploration” mais sur d’autres on voyait : « À bas le gouvernement, il élimine les armes terrestres mais prépare des vaisseaux spatiaux armés. »

Il y avait trente-deux jours que l’obscurité régnait lorsque le Président du pays voisin et le Premier Ministre instituèrent un organisme chargé de bâtir un réseau de serres et de jardins hydroponiques éclairés à l’électricité et décidèrent de rationner la nourriture.


Les naturistes partisans du jeûne qui guérit se frottèrent les mains mais ils déchantèrent vite car tout le monde se mit à se nourrir frugalement et beaucoup de problèmes de santé se réglèrent sans leur intervention . Un grand nombre de personnes découvrirent que leur médecin n’était pas un dieu et que la cause première de leurs problèmes de santé avait toujours été la suralimentation. Les terriens s’adaptaient à leurs nouvelles conditions de vie et de savants articles suggéraient une mutation probable des êtres humains. Mais le Président cosmonaute avait bien du mal à dormir. Il téléphonait souvent au Premier Ministre de notre pays car il ne savait plus trop quoi faire. Où fallait-il envoyer les vaisseaux spatiaux et comment faire revenir le soleil?

Finalement il s’endormit un soir en maudissant l’ambition et la politique et en souhaitant ne jamais se réveiller. Au matin, il entendit soudain:

– Papa, papa, réveille-toi, il est revenu


– Qui est revenu?


– Mais le soleil, regarde » dit son fils de six ans en lui montrant par la fenêtre un soleil radieux, rajeuni et mystérieux.

Peut-on rêver?…. Notre pandémie ne pourrait-elle pas disparaître soudainement comme elle est venue?