Qu’y a-t-il encore à dire à propos des luttes féministes? Installée devant l’écran près duquel je passe le plus clair de mon temps, c’est la question que je me pose. Car année après année, mois après mois, ce sont toujours les mêmes constats qui reviennent quand on pense à la situation des femmes dans notre société : des questions de parité ou d’équité, des statistiques sur la violence domestique, sur la précarité ou encore sur les réalités particulières que vivent les femmes racisées, autochtones et les personnes minorisées dans le genre. L’expression « plafond de verre », qu’on utilise souvent pour désigner la difficulté pour les femmes d’atteindre des emplois haut placés, me semble tout aussi bien caractériser certaines situations que vivent les femmes de tous horizons à notre époque. J’ai l’impression qu’on stagne. Pire, dans la dernière année, j’ai le sentiment que les choses se sont dégradées. Alors, qu’y a-t-il à dire?

Même si les initiatives portées par des femmes sont soulignées et célébrées dans pratiquement chaque numéro de L’Indice bohémien, la pertinence de mettre en lumière leurs projets et leurs singularités dans un cahier thématique se réaffirme continuellement. J’en étais convaincue bien avant qu’on me propose de rédiger cet éditorial. Mais l’exercice qui m’a poussée à formuler la question posée tout en haut de la page a réaffirmé ma conviction. Parce qu’il ne s’agit pas seulement de souligner la contribution des femmes à la société et de présenter les initiatives qu’elles portent, mais aussi (et surtout) de réfléchir à des dynamiques sociales solidement ancrées et qui, pour cette raison, passent souvent inaperçues. Voilà pourquoi j’aimerais profiter de cette tribune pour mettre en lumière ces phénomènes qui me semblent trop souvent banalisés.

La fragilité des acquis résultant des luttes féministes passées est rarement apparue avec autant de prégnance qu’au cours de la dernière année. Justement, le Conseil du statut de la femme, dès mai 2020, a fait remarquer que la charge mentale des femmes s’est accrue avec la pandémie en raison du partage inégal des tâches domestiques[1]. Des femmes qui s’occupaient déjà d’une proportion importante de ces responsabilités se sont retrouvées avec une tâche décuplée avec la fermeture des garderies et des écoles. Cette augmentation de la responsabilité familiale des femmes a des conséquences sur la vie professionnelle de celles-ci. Prenons l’exemple du milieu universitaire et notamment de la recherche scientifique, où l’on a remarqué que les femmes ont moins de temps à consacrer à leurs recherches depuis le début de la pandémie. De fait, une étude[2] menée par la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante et l’Université d’Indiana rend compte d’une baisse de la contribution des femmes, particulièrement de celles qui sont en début de carrière, à la recherche scientifique – autant dans les sciences naturelles que dans les sciences sociales, précisons-le. Comme quoi même le milieu universitaire n’est pas exempté des préconstruits sociaux qui déterminent les rôles traditionnels des hommes et des femmes. Dans ce milieu caractérisé par une forte pression de performance, des femmes qui publient moins parce qu’elles ont moins de temps à consacrer à leurs recherches risquent d’avoir du mal à compenser les mois pendant lesquels elles ont publié peu de travaux. Si ce dommage collatéral de la COVID-19 semble temporaire, voire anecdotique, ses conséquences, elles, se feront assurément sentir pendant de nombreuses années. Car le « retard » accumulé par celles qui auront moins produit et publié de recherches pendant quelques mois risque de défavoriser longtemps les principales concernées.

Les grands médias nous rappellent par ailleurs ponctuellement que les conséquences de la situation sociosanitaire sont plus importantes pour les femmes. On parle alors de l’augmentation de la charge mentale et de ses conséquences financières et psychologiques, mais aussi de la hausse des violences conjugale, domestique et genrée. Même devant un virus qui ne fait théoriquement pas de distinction entre hommes et femmes, nous ne sommes pas tous égaux.

Si je laisse de côté les phénomènes que met en relief la pandémie, différents événements récents laissent transparaître une intolérance assortie de privilèges qui me laisse un goût amer. Cette intolérance est dirigée vers certaines catégories de femmes qui refusent de céder aux attentes de la société : être « belle », mince, dire oui, vous voyez le portrait. Vous avez peut-être lu comme moi la lettre ouverte parue dans certains médias critiquant le traitement médiatique de l’artiste Safia Nolin depuis qu’elle a dénoncé le harcèlement que lui a fait subir l’animatrice Maripier Morin. Les pairs de l’autrice-compositrice-interprète y signalent une couverture médiatique qui a contribué à renforcer « le culte de la beauté et de la culture du viol, contribuant ainsi à l’expression décomplexée de la haine misogyne, lesbophobe, grossophobe, classiste et raciste[3] ». Ce faisant, les signataires ont mis le doigt sur ce que la situation vécue par Safia Nolin a de plus troublant à mes yeux : que des gens qui n’ont probablement aucune idée de qui elle est et de ce qu’elle a vécu se sentent autorisés à insulter publiquement cette femme. Car depuis sa prise de parole l’été dernier, l’artiste reçoit des messages odieux dans sa messagerie privée en plus d’être la cible de commentaires haineux proférés parfois sans modération sur les plateformes numériques, notamment sous les articles de grands médias qui abordent le sujet. Les manifestations de la haine dirigée envers les femmes prennent une proportion exponentielle lorsqu’elles concernent des personnes qui vivent simultanément plusieurs formes d’oppression ou qui sont marginalisées par leur apparence ou leur condition socioéconomique. J’espère que les événements comme celui-ci nous font prendre conscience de cette dynamique pour mieux la combattre. Plus simplement, je nous souhaite collectivement plus de compassion, d’empathie et de respect.

Quand on parle de la situation des femmes, les mêmes sujets reviennent toujours. À première vue, les choses ne semblent peut-être pas beaucoup changer. Malgré tout, je pense que recenser, nommer et dénoncer, c’est précisément ce qui provoque le changement.

[1] « La santé mentale des femmes en temps de pandémie », Conseil du statut de la femme, mai 2020, https://csf.gouv.qc.ca/article/publicationsnum/les-femmes-et-la-pandemie/sante/la-sante-mentale-des-femmes-en-temps-de-pandemie/.

[2] « Inégalités de genre et COVID-19 : le cas de la production scientifique », Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante, https://crc.ebsi.umontreal.ca/nouvelles/2020/05/20/inegalites-de-genre-et-covid-19-le-cas-de-la-production-scientifique/.

[3] Lettre ouverte, « Safia Nolin : ce que le silence des médias nous dit sur la culture du viol », Ricochet Média, 1er février 2021, https://ricochet.media/fr/3459/safia-nolin-ce-que-le-silence-des-medias-nous-dit-sur-la-culture-du-viol?.


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