Face aux formes d’art qui sont apparues dernièrement avec la sensibilité et les problématiques contemporaines, la peinture, pratiquée depuis que l’humanité marche debout, a-t-elle gardé sa pertinence? Offre-t-elle encore la possibilité d’apprendre quelque chose sur nous-mêmes, de nous outiller pour mieux choisir comment développer notre être (fonction anthropologique des arts vivants)? Vous devinez que je suis là pour répondre oui. Mais comment justifier ma réponse?

  

Ma première ligne de défense est basée sur la visualité. Par opposition à d’autres arts plus conceptuels ou technologiques, en peinture, le sens de la vue est incontournable : raconter une peinture ne mène nulle part. C’est en convoquant notre vécu sur la couleur du sang, la transparence de l’eau, la brillance du métal, la granularité du sable, la porosité des feuilles sèches, etc. que le peintre arrive à faire sentir, sans les raconter, des histoires qui rejoignent aussi l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Ce vécu est primordial, car la certitude même que nous avons de ne pas être fous, c’est-à-dire de pouvoir faire la différence entre la réalité et un rêve, un fantasme, une photo ou la lumière colorée d’un film; cette certitude repose en partie sur notre reconnaissance des couleurs, ombrages, textures, reflets, etc. Nous nous désagrégerions si nous perdions la base des repères sensoriels (y compris visuels) sur lesquels nous avons construit notre rassurante individualité depuis l’enfance.

   

C’est pourquoi, dans ce contexte où rien ne peut être pris comme allant de soi, l’artiste-peintre (et aussi ceux qui ont appris à regarder une peinture), qui interroge passionnément les apparences du monde en les mettant en scène dans l’aventure que constitue le tableau, pose un acte existentiel fondamental.

  

Mais – et c’est là ma deuxième ligne de défense – notre regard, intuition sensible du monde physique visuel, n’a rien d’inné ou de fixe comme l’instinct d’un animal. À preuve, ces derniers 50 ans, il a muté suite à l’usage de l’écran cathodique et à l’augmentation fulgurante de la cadence de bombardement des informations visuelles. Nous ne regardons plus comme autrefois, et ce changement nous a été imposé en partie sous la menace de nous faire exclure de l’environnement technologique si nous ne suivions pas la danse du progrès. Mais il est possible d’éviter de vivre ça comme une dépossession : il s’agit seulement de reprendre l’initiative de l’évolution de notre regard; sa dimension historique doit être assumée.

  

Ici encore, la peinture recèle des potentialités inédites. À notre regard sans cesse à remodeler et en quelque sorte mou, elle offre un ensemble d’artefacts jalonnant trente mille ans de conscience humaine visuelle. Peut-être pas toutes, mais du moins une bonne partie des attitudes possibles par rapport au regard, y sont consignées. C’est de quoi s’inspirer et réfléchir au cours du processus par lequel nous visons à nous réapproprier le nôtre.

   

Aujourd’hui, en gros, j’ai proposé un pourquoi général. La prochaine fois, j’entrerai dans le comment : comment, à mon sens, il est possible de faire une peinture qui soit authentiquement contemporaine. 


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